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7 janvier 2019 1 07 /01 /janvier /2019 11:05
Ce témoignage de Taous Ait Mesghat est très significatif de la dégradation de la situation en Algérie.

Ce témoignage de Taous Ait Mesghat est très significatif de la dégradation de la situation en Algérie.

Il pleuvait, il ventait et il faisait froid ; il commençait déjà à faire nuit et je devais presser le pas. Ce n'est pas facile quand la boue arrive aux chevilles et que les ordures jonchent les trottoirs ; mais j'avançais quand même avec précaution, le parapluie à la main, comme un funambule sur un fil de soie. 
Aucun taxi n'avait répondu à mon appel, il faut dire que dans mon pays certains métiers hibernent et il fallait absolument rattraper le dernier bus pour Alger tout en réfléchissant en cours de route à ce qu'on pouvait faire à manger quand on n'a pas eu le temps de faire son marché. Et puis il y avait les godasses du petit que je n'avais pas encore achetées, son école qui commençait à rechigner, l'inscription au bac du cadet, le loyer, les papiers, ces foutus papiers qui tardaient, 4 ans de galère dans les couloirs sombres de la bureaucratie et je ne voyais toujours aucune lueur ... Lueur, oh purée il y avait aussi la facture d'électricité à payer ! 
J'avançais ainsi perdue dans mes pensées, le parapluie malmené par le vent venait de me lâcher, quand j'entendis soudain une voix interpeller : "assotri rohek yal khamja !" (Couvre-toi, sale pute !).
D'habitude, je ne fais pas attention, je ne réagis pas, j'ignore et je continue mon chemin sans me retourner. C'était tellement récurrent de se faire insulter que nos oreilles ont appris à filtrer, nos cœurs sont devenus imperméables à l'agressivité et nos âmes insensibles face à l'infamie et la vilité. 
Ce jour-là, je n'ai pas pu. Il ne pouvait s'adresser qu'à moi, j’étais la seule femme dans la rue. Je me suis arrêtée un instant en révisant ma tenue : bottes, long manteau, cache-nez et chapeau. Mais que diable voulait-il dire par couvre-toi !? De quel droit s'adressait-il ainsi à moi ? Je devais comprendre et je suis revenue sur mes pas. Il était toujours là, adossé à la vitrine d'un magasin de chaussures, un petit freluquet probablement de l'âge de mon aîné.
"C'est à moi que tu parles’’ ? Surpris, les yeux exorbités, il ne s'attendait pas à ce que je revienne le questionner ; il lâcha les quelques poils de menton qu'il caressait, fît un mouvement de langue sous sa lèvre supérieure pour libérer sa chemma, la cracha, bomba son torse rachitique pour se donner de la contenance et rétorqua : 
- "Ih ntiya, assotri rohek ! Khemejtou leblad yal khamjat !" (Oui toi, couvre-toi ! Vous avez sali le pays, sales putes !)
- "10 cm de cheveux d'une femme de l'âge de ta mère arrivent à t'exciter ?"
- "Ne mentionne pas ma mère ! Ma mère est respectable, elle porte le jilbab ; pas comme les khamjate comme toi !"
L'incompréhension venait de céder la place à la colère et je sentais ma rage gronder. Petite on m'avait appris que si un mâle me harcelait il fallait viser l'entrejambe et frapper, que la douleur aux testicules allait le paralyser ; en grandissant dans ma société, j'ai compris qu'un coup porté à ‘’ses’’ vagins était tout aussi douloureux. Car des vagins il en avait par procuration : celui de sa mère, de sa sœur, de sa femme et de toutes les filles de la famille étaient siens.
Je sais que c'est injuste, que la femme ne devrait pas juger une autre femme, mais c'était plus fort que moi. Je maudissais mon sexe qui engendrait ces parasites. Je fixais le monticule de sa chemma qui se fondait parfaitement dans la boue et le carton marron devenu gluant sous la pluie et sans vraiment réfléchir je criais : "Nedrab jedek ndekhlek fel vitrina ! Tu sais c'est qui la khamja ? Ta mère qui t'a chié au monde et qui ne t'a pas éduqué ! Ta sœur qui entretient un raté comme toi pour avoir la paix ! La femelle qui va accepter de copuler avec le rat que tu es ! La khamja, c'est celle qui donne son cul en cachant son identité sous le voile de la pureté et qui rafistole une membrane garante de sa virginité ! Tu sais c'est qui aussi la khamja ? C'est cette rue pourrie qui t'a adopté ! C'est cette société putride qui a fait de toi le tuteur de toutes les femmes que tu peux rencontrer ! C'est l'école obscurantiste qui t'a formaté ! C'est l'imam inculte qui ne t'a appris qu'à mépriser et diaboliser le sexe opposé ! La khamja, c'est toi ; toi qui te complais dans la saleté, que les ordures, les égouts, la puanteur ne dérangent pas, mais que 10 cm de cheveux arrivent à indigner !"
J'avais vociféré tous ces mots sales dans un même souffle. Ah, si ma mère m'entendait … elle m'aurait savonnée. Mais la pression et la fatigue mêlées à la colère et le sentiment d'injustice m'avaient fait perdre tout contrôle sur mes nerfs et ma bouche voulait juste se venger. Il était devenu vert, les yeux rougis, les poings crispés et ses dents gâtées grinçaient ; il bégayait des injures sans arriver à formuler une phrase cohérente. Il avait clairement très mal ; tout aussi mal que si je lui avais asséné un coup de pied aux couilles qu'il n'avait plus. 
Je tremblais, je ne sais plus si c'était de froid, de peur ou si c'était la rage qui m'ébranlait, mais je tremblais. Je tenais mon parapluie aux branches désarticulées comme on tiendrait une épée, prête à décapiter la bête blessée qui avançait, quand soudain une main l'attrapa au cou et l'immobilisa. C'était le propriétaire du magasin qui venait de sortir ; je ne savais pas encore s'il craignait pour sa vitrine ou s'il était juste un homme intègre comme il n'en existe que très peu désormais. Je regardais les pieds du jeune qui se débattaient à vingt centimètres du sol, il venait de le soulever d'un seul bras et de le coller contre le mur. "Roh tekhemdem khir ma tahgar enssa, ou yemak tedrab enechaf 3and enass ya wahed errkhiss" (Va travailler, au lieu de harceler les femmes pendant que ta mère se tape la serpillière chez les gens, espèce de vaurien !)
Il lâcha le pauvre diable et lui asséna un coup de pied qui ne l'atteignit même pas mais qui réussit mystérieusement à le faire trébucher. Couvert de boue, il traversa la rue en courant et alla se réfugier dans la mosquée Qaâba qui appelait à la prière d'El 3icha.
"Semhilna tbiba", le marchand de chaussures me demandait pardon, au pluriel. Je ne sais pas s'il le faisait au nom de tous les hommes, au nom de sa commune, au nom du pays, au nom de la société ou au nom de toutes les injustices subies. Je sais seulement que je pleurais, je ne sais pas non plus si je pleurais de reconnaissance, de fatigue, de rage ou de douleur d'être femme ; mais mes larmes pleuvaient.
Je repris après cela mon chemin en pensant à toutes les "khamjate" de la nation qui, comme moi, triment pour survivre et à ce que je pourrais faire à manger, aux godasses du petit, aux charges de son école, au baccalauréat du cadet, au loyer, aux papiers, à la facture d'électricité et ... à un nouveau parapluie.

Bonjour le monde, bonjour l'humanité !

 Taous Ait Mesghat / 2 novembre 2018

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